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Cartable et casse-croute

Cartable et casse-croute

Azouz Begag - Paroles d'auteur... - Lundi 02 Juillet 2018

J’aurais aimé dire que mon cartable d’écolier était en cuir, pour faire poétique, mais ce n’est pas vrai. Il était en matière plastique, cartonné, bariolé de plusieurs couleurs et n’avait rien d’extraordinaire. Mon père avait dû me l’acheter au marché des choses pas chères, mais cela me suffisait. Il était fait de deux compartiments, l’un pour les livres et l’autre pour les cahiers. Il pouvait s’accrocher au dos par des lanières, mais j’aimais le porter à la main pour une raison pratique : à la fin de la journée de classe, sur le chemin du retour vers nos baraques, il y avait toujours une partie de billes à faire devant le grillage de l’école, un mini match de foot, une occasion de jouer, et il était plus simple de balancer le cartable dans un coin pour partir à l’aventure avec mes copains. Une fois, je l’ai même oublié devant l’école, mais heureusement, quelqu’un l’avait rapporté au gardien. Un cartable, ça ne se vole pas. Surtout quand il est en plastoc et décoré avec des décalcomanies à deux sous.

A l’intérieur, il y avait toujours mon cahier du jour, celui où j’inscrivais les devoirs qu’il y avait à faire pour le lendemain. Il y a aussi mon livre de lecture, bien recouvert d’une couverture transparente, qui était un objet sacré pour moi. Celui-là, je ne l’oublierai jamais parce que chaque fois que je l’ouvrais pour y retrouver les héros Malou, Perlin et Pinpin, je voyais que je n’étais pas un élève normal. Sur des images, on voyait en effet leur pépé et leur mémé dans leur maison, lui lisant un journal sur le fauteuil du salon, pendant qu’elle faisait le café à la cuisine. Il y avait un chien près d’eux, sans doute Médor, qui avait l’air bienheureux chez des maîtres aussi attentionnés, dans une maison moderne bien carrelée. En regardant ces dessins, je voyais clairement que je ne n’avais pas la même gueule que Malou, Perlin et Pinpin. Ils n’étaient pas du tout comme nous. Non seulement je n’avais pas de pépé et mémé, mais en plus, un hypothétique Pépé ne pourrait certainement pas tenir un journal en main… puisqu’il ne saurait pas lire, comme tous les gens de notre famille ! Quant à mémé dans sa cuisine, c’était aussi inconcevable, simplement parce que dans notre bidonville, salon, cuisine, chambre, couloir… tout était logé dans la seule pièce de notre baraque en bois. Et les toilettes étaient dans la nature. Avec du recul, je réalise que la maison des Trois Petits Cochons ressemblait plus à la notre que celle de la famille de Malou, Perlin et Pinpin. Mais je ne pouvais m’identifier à ces cochons, quand même ! Malgré les différences, en lisant à haute voix ce qui était écrit sous les dessins, je feignais d’être un élève comme les autres. Et ça marchait.

Bien sûr, je transportais toujours mon livre d’histoire dans mon cartable. Il me fascinait. C’était du cinéma. Je revois toutes les images en couleurs qu’il contenait. La tête de François 1er, celle de Louis 14, le château de Chambord et des photos de la fameuse retraite de Russie où, mourant de faim et de froid, des soldats français se cachaient dans les carcasses de chevaux morts.
Pour le calcul, dans mon cartable, il y avait aussi mes tables de multiplications, auxquelles mon père ne comprenait rien parce qu’il n’est jamais allé à l’école. Parfois, il faisait semblant de me les faire réciter, mais en les tenant toujours à l’envers.  

Il y avait également mon ardoise. J’aime ce mot, ardoise, qui me ramène encore à l’école primaire et à ma tendre enfance quand je le prononce. La mienne était un peu fêlée sur le côté droit et j’étais gêné lorsqu’il fallait la lever pour montrer les mots écrits à la maîtresse. J’aimais y écrire à la craie blanche B et E = BE (Begag), B et O =BO, B et A = BA, B et U = BU... Les lettres étaient belles ; elles vivaient. Chacune ressemblait à un personnage avec son caractère bien particulier. Je m’appliquais à en former les arrondis, la rectitude, le caractère, pour séduire la maîtresse. J’étais émerveillé par ces curieux assemblages.

Mais chaque jour, ce qu’il y avait de plus important dans mon cartable, c’était autre chose : mon casse-croute ! Ma mère où ma sœur le préparait tous les matins avec beaucoup d’attention parce qu’il était hors de question que je meure de faim à l’école. Faire travailler la cervelle consommait de l’énergie, alors il fallait manger. Se remplir l’estomac. Ce casse-croute occupait donc une bonne partie de mon cartable. Il était rudimentaire, comme mon cartable pas cher. C’était toujours un énorme morceau de pain familial avec plusieurs carrés de sucre à l’intérieur, bien disposés en quinconce pour qu’ils ne se chevauchent pas. C’était mon goûter de quatre heures. Je n’aimais pas le partager avec ceux qui, systématiquement, venaient m’en demander, soi-disant parce qu’ils avaient oublié le leur à la maison.

Sous le casse-croute, ma trousse contenait tous mes crayons, un tailleur, une gomme, un décimètre et un compas.

Mais surtout, plus que les objets qu’il contenant, mon cartable était un formidable foyer d’odeurs. Dès que j’ouvrais ma trousse à glissière, elles éclaboussaient et me remplissaient le nez. Celles de la gomme, du papier buvard, de l’encre de Chine, du crayon à papier HB et de pâte à modeler. Parfois, celle des Malabars, aussi, qui sentait bon le produit chimique sucré et rosé. Aujourd’hui, dès que je ferme les yeux, elles remontent en moi. Elles empêchent mes braises d’enfance de s’éteindre. Elles ramènent avec elles des images d’un enfant fier de sa blouse grise, heureux d’aller à l’école avec ses frères et sœurs et retrouver Georgette sa maîtresse.

Je n’ai pas gardé mon cartable d’écolier. C’est un regret. J’ai dû en avoir plusieurs, à force de les balancer à terre sans ménagement. Mais j’ai gardé trois cahiers de compositions de l’école élémentaire et primaire. Ils sont encore dans ma bibliothèque, recouverts d’un papier bleu, d’un bleu typique de l’école républicaine des années soixante, celle qui m’a fait grandir. Il m’arrive souvent de relire les dictées et les calculs que nous faisions alors. C’est drôle de se revoir à six ans quand on en a soixante. Ce sont les seules traces que j’ai conservées de ce moment et de cet âge qui comptent tellement dans la vie d’un homme. J’espère que mes enfants veilleront sur ces précieux témoignages. Et leurs enfants aussi. Jusqu’à la nuit des temps.